lundi 23 août 2010

Les oiseaux ne chantent pas la nuit

Cet été, Hollywood s’est installé à Denmark, dans le Maine. L’actrice Karen Black, qui vient de fêter ses 71 ans, a pris la route vers l’Est pour tourner dans son 145ième long métrage. Film indépendant réalisé par Jamie Hook, How Life Should Be (titre provisoire) traite de la réunion fortuite dans une forêt entre une mère (Karen Black), sa fille (Sarah Paul), sa petite fille (Ivy Hook). Notre équipe a assisté au tournage de ce film onirique, rythmé par les humeurs de la flamboyante Black, aussi précieuse que baroudeuse.

Karen Black. Son nom résonne comme une légende du cinéma. Pourtant, certains – jeunes - Européens ont du mal à la situer. Si elle n’a pas décroché de rôles véritablement premiers, Karen Black a une filmographie à faire pâlir les divas d’Hollywood. Elle a tourné tous les ans, sans exception, depuis 1959. Parmi ceux qui l’ont dirigé, on compte : Francis Ford Copolla, Dennis Hopper, Arthur Miller, Alfred Hitchcock. Un coup d’œil à son visage si particulier (synthèse entre les traits de Lea Massari et de Fanny Ardant) nous rappelle qu’elle donne la réplique à Charlton Heston dans 747 en Péril, à Jack Nicholson dans Easy Rider et Five Easy Pieces (nomination aux Oscars), à Omar Sharif dans Crime et Passion, à Robert Redford dans le mythique Gasby le magnifique… Elle parfait le casting de Nashville de Robert Altman en 1976, en interprétant l’inoubliable chanson de country « Memphis », d’après sa propre composition. En 1979, elle tourne dans L’invasion des Piranhas qui fait d’elle une star (stigmatisée ?) du film d’horreur : La vengeance des monstres en 1987, La maison des milles morts en 2003, etc... Elle ne boude pas, non plus, les séries télés (apparition dans Deux flics à Miami en 1989 !).

Quand Karen rencontre Louise

En 2010, Karen Black choisit de donner vie à Louise, personnage coloré, imaginé par la femme du réalisateur, l’auteur Sarah Hook. Pour prendre le temps de se muer en Louise, Karen s’est rendue sur les lieux du tournage de How Life Should Be deux semaines à l’avance et s’est faite appeler Louise par l’équipe du film. « C’est du Louise tout craché !», s’est-elle exclamée à plusieurs reprises, à propos de son double. Le scénario oppose Louise à sa fille, Holly. Holly, incarnée par la tonique Sarah Paul, reproche à Louise de l’avoir abandonnée, plus jeune et se voit reprocher par sa propre fille Iris d’avoir caché l’existence de sa grand-mère… Le nœud narratif est un non-évènement : personne n’est venu à la réunion familiale annuelle dans la forêt, sauf Holly, Louise – étonnamment, puisqu’elle n’est jamais invitée – et Michael qui n’est même pas de la famille. Cet étranger romantique, interprété par le méticuleux Peter Pants, a utilisé l’invitation de son ex-petite amie qu’il veut demander en mariage. Il sera l’élément catalyseur d’une reconstruction. Ce prétexte narratif, presque absurde, permet en réalité d’observer le processus de rapprochement d’une famille, dans un lieu qui sert d’allégorie au foyer : la forêt. Près d’une maison tombée en désuétude, Holly, Michael et Iris font connaissance. Louise gravite autour d’eux, avec la malice et la fragilité des femmes épicuriennes qui portent le poids d’un échec sentimental. Quand on demande à Karen pourquoi elle a accepté ce rôle, elle s’anime : « le personnage de Louise m’émeut. Elle est si drôle. Je choisis toujours de jouer dans des films qui m’amusent ».

Le fard des stars

Sur le tournage, l’attention que Karen Black porte à ses yeux de lynx est saisissante. En dessinant les contours de son œil sur une feuille de papier, afin que la maquilleuse comprenne qu’il s’agit d’un art, elle donne forme à sa vanité : un trait noir, ondulant au-dessus des cils, doit allonger le regard ; de faux cils dissimulent cette courbe qui vient rejoindre une ligne inférieure tracée jusqu’à la pointe extérieure de l’œil ; une ombre noire, inscrite par un fin pinceau trempé dans une eau floutée, donne de la profondeur aux paupières... Son maquillage, masque de star qui a fondu sur le masque de femme, la fige. Karen Black donne l’impression d’être éternelle. Elle entretient son visage comme un trésor inca, restauratrice de sa propre figure mythique. Elle porte les cheveux longs, en cascade sur ses épaules solides de lionne californienne. Les odeurs de poudrier et de Cologne nous rappellent qu’un bout d’Hollywood a voyagé avec elle. Par moments, elle s’inquiète de sa bonne relation avec le réalisateur – éternel badinage entre les artistes et leur muse... Mais Jamie Hook fouette d’autres chats, avec la poigne qui fait de lui l’homme de la situation.

Ensorcelée par Karen, l’équipe technique s’efface quand elle arrive ; moins par servilité, que par curiosité. Elle va prendre des poses de professeur de yoga, chanter « Moon River », modifier le scripte, faire courir costumière et productrice… L’humeur de Karen Black est imprévisible. Mais quand elle décide d’être facétieuse, il lui faut moins d’un quart de seconde pour déclencher le rire en cernant intelligemment l’ironie des situations. Surtout, elle a le plus beau sourire du monde, qui fait qu’on l’aime instantanément, quand elle a décidé d’être aimée.

Un soir, après une semaine de tournage, fatiguée par les prises d’une scène éprouvante, Karen évoque sa rencontre avec un oiseau : « Une nuit, au fond de mon jardin de Los Angeles, un oiseau est venu siffler des chansons. Vous savez, les oiseaux ne chantent pas la nuit. Il était venu pour moi ». Puis, tendrement, elle se met à pleurer. « L’oiseau est mort dans mes mains, j’ai fermé ses yeux ». Un silence se fait. L’énigmatique Karen Black est-elle une éternelle enfant ou une poétesse aux regrets métaphoriques?