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dimanche 31 juillet 2011

L'égo dans le frigo

Le réfrigérateur a des allures de placard cubique blanc et froid. Des allures seulement. En réalité, cette machine est une conteuse d’histoires. La photographe Stéphanie de Rougé a découvert qu’ouvrir et observer le réfrigérateur de quelqu’un revient à faire sa radiographie, dépecer son intimité, dresser son portrait psychologique. Montre-moi ton réfrigérateur et je te dirai qui tu es.

Les tons roses de la photographie de la famille suédoise Englund se retrouvent à l’intérieur de leur réfrigérateur ; Aurore François affiche un camaïeu de bleu dans sa garde-robe et… dans son réfrigérateur. Timothée Spitzer a un réfrigérateur aussi parfaitement rangé que sa chemise est bien repassée… La série de photographies « In Your Fridge » de Stéphanie de Rougé, tirée de son étude (« In Your… ») sur l’intimité dans les grandes villes, ne manque pas de pittoresque.

La modernité enfante de bien étranges phénomènes ! Il semblerait qu’à notre époque, dans les espaces urbains, il n’y ait pas d’objet plus impudique que le « frigo ». « Beaucoup de gens préfèreraient mille fois montrer leur sous-vêtements que de montrer l’intérieur de leur réfrigérateur ! », s’exclame la nutritionniste Marissa Lippert, quand nous lui apprenons que Stéphanie a essuyé de nombreux refus en photographiant les réfrigérateurs. « Le réfrigérateur est un coffre privé : il a une porte opaque, fermée, qui le sépare du reste de la pièce. L’ouvrir revient à s’exposer aux critiques, et qui aime cela ? », surenchérit Paulette Goddard, professeur au département Nutrition de la New York Univertsity. Ceux qui ont accepté d’ouvrir les portes de leur réfrigérateur se sont d’ailleurs immédiatement justifiés : « je n’ai pas eu le temps de faire les courses cette semaine », « je pars bientôt en vacances », ...

Pourquoi tant de gêne lorsqu’il s’agit de ce que nous mangeons ? « Le sentiment de culpabilité est inextricablement lié à la nourriture », explique la psychologue Andrea Jewell, spécialiste des troubles alimentaires. « Surtout chez les jeunes mamans, puisqu’elles ont le rôle symbolique de mères nourricières. Le nombre de théories sur le régime applicable aux nourrissons est symptomatique de cette peur de mal faire ».

La culpabilisation autour de la nourriture se retrouve aussi dans l’espace public. Et la question de l’alimentation, à travers les thèmes médiatisés de l’obésité ou de la nourriture bio, flirte avec la responsabilité civile. L’heure est à l’éducation des citoyens, comme avec la campagne « Mangez Bougez ! 5 fruits et légumes par jour ». Or, la réalité du quotidien des citadins s’oppose à cette politique : ils ont de moins en moins le temps – quand ils ont l’argent ! – de faire des courses équilibrées et de cuisiner. Et les consommateurs répondent au stimulus du marketing des entreprises de l’agro-alimentaire. Marketing qui renvoie vers des produits peu variés et prêts à consommer.

L’imprégnation de notre alimentation et de nos passions est bel et bien réelle. Erika Lade, inscrite au programme Food Studies de Paulette Goddard, explique que la recherche en sociologie alimentaire est un exercice passionnant et passionné : « Pendant les cours du Master, même quand l’approche du professeur est scientifique, les étudiants racontent leur vie. La question de la nourriture est tellement intense ! Elle est lié à notre passé, à nos sensibilités ».

Tous les spécialistes insistent sur l’émotion qui entoure l’acte de l’alimentation, sur sa « sensualité ». Cuisiner est un acte sensuel. Toucher la nourriture, la transformer, donner du goût… Partager cette nourriture est sensuel. La linguistique n’accorde-t-elle pas aux mélanges des saveurs des vertus « orgasmiques » ? Stéphanie de Rougé a trouvé des mots d’amour sur des post-its dans des réfrigérateurs français. Charmaine Landicho-Baechle, Philippino-Suisse extravagante de 38 ans qui vit à New York, a érigé un véritable autel à l’amour dans son réfrigérateur : une poupée Barbie nue prend le thé avec des porte-bonheur en forme de coccinelle ! « C’est un clin d’œil quotidien à l’homme que j’aime », explique-t-elle.

Alors qu’elle est nutritionniste (et non psychologue), Marissa Lippert avance que 80 % du temps ses patients lui racontent des détails personnels de leur vie. La psychologue Andrea Jewell précise que même les patients qui n’ont pas de troubles liés à l’alimentation se retrouvent à parler de leur comportement alimentaire. Le rapport à la nourriture dans nos sociétés serait obsessionnel. Et les réfrigérateurs racontent ces histoires d’obsessions.

« J’ai rencontré des patients qui classaient leur frigo par couleur ou par familles de calories », raconte Andrea Jewell. Pellicules photos, parfums, médicaments sont des objets qui se trouvent souvent dans les réfrigérateurs, pour des raisons de préservation. Les vêtements d’Aurore François, créatrice de bijoux à Paris, côtoient un pamplemousse. La soie et le cachemire se conservent mieux au frais. Les fantaisies se déclinent, plus ou moins insolites : passeport (pour être sûr de ne pas le perdre), carte bleue (pour ne plus dépenser), drogues, Viagra, miroir, … Pas étonnant que notre placard à lubies finisse par nous ressembler, jusque dans l’esthétisme. Et quand nous croyions avoir accouché d’un paradigme révolutionnaire - « donc le réfrigérateur est le miroir de l’âme ! » - Paulette Goddard nous refroidit. « Ah bon, vous croyez aux âmes vous ? ».


Article paru dans Le Monde Magazine.

lundi 23 août 2010

Les oiseaux ne chantent pas la nuit

Cet été, Hollywood s’est installé à Denmark, dans le Maine. L’actrice Karen Black, qui vient de fêter ses 71 ans, a pris la route vers l’Est pour tourner dans son 145ième long métrage. Film indépendant réalisé par Jamie Hook, How Life Should Be (titre provisoire) traite de la réunion fortuite dans une forêt entre une mère (Karen Black), sa fille (Sarah Paul), sa petite fille (Ivy Hook). Notre équipe a assisté au tournage de ce film onirique, rythmé par les humeurs de la flamboyante Black, aussi précieuse que baroudeuse.

Karen Black. Son nom résonne comme une légende du cinéma. Pourtant, certains – jeunes - Européens ont du mal à la situer. Si elle n’a pas décroché de rôles véritablement premiers, Karen Black a une filmographie à faire pâlir les divas d’Hollywood. Elle a tourné tous les ans, sans exception, depuis 1959. Parmi ceux qui l’ont dirigé, on compte : Francis Ford Copolla, Dennis Hopper, Arthur Miller, Alfred Hitchcock. Un coup d’œil à son visage si particulier (synthèse entre les traits de Lea Massari et de Fanny Ardant) nous rappelle qu’elle donne la réplique à Charlton Heston dans 747 en Péril, à Jack Nicholson dans Easy Rider et Five Easy Pieces (nomination aux Oscars), à Omar Sharif dans Crime et Passion, à Robert Redford dans le mythique Gasby le magnifique… Elle parfait le casting de Nashville de Robert Altman en 1976, en interprétant l’inoubliable chanson de country « Memphis », d’après sa propre composition. En 1979, elle tourne dans L’invasion des Piranhas qui fait d’elle une star (stigmatisée ?) du film d’horreur : La vengeance des monstres en 1987, La maison des milles morts en 2003, etc... Elle ne boude pas, non plus, les séries télés (apparition dans Deux flics à Miami en 1989 !).

Quand Karen rencontre Louise

En 2010, Karen Black choisit de donner vie à Louise, personnage coloré, imaginé par la femme du réalisateur, l’auteur Sarah Hook. Pour prendre le temps de se muer en Louise, Karen s’est rendue sur les lieux du tournage de How Life Should Be deux semaines à l’avance et s’est faite appeler Louise par l’équipe du film. « C’est du Louise tout craché !», s’est-elle exclamée à plusieurs reprises, à propos de son double. Le scénario oppose Louise à sa fille, Holly. Holly, incarnée par la tonique Sarah Paul, reproche à Louise de l’avoir abandonnée, plus jeune et se voit reprocher par sa propre fille Iris d’avoir caché l’existence de sa grand-mère… Le nœud narratif est un non-évènement : personne n’est venu à la réunion familiale annuelle dans la forêt, sauf Holly, Louise – étonnamment, puisqu’elle n’est jamais invitée – et Michael qui n’est même pas de la famille. Cet étranger romantique, interprété par le méticuleux Peter Pants, a utilisé l’invitation de son ex-petite amie qu’il veut demander en mariage. Il sera l’élément catalyseur d’une reconstruction. Ce prétexte narratif, presque absurde, permet en réalité d’observer le processus de rapprochement d’une famille, dans un lieu qui sert d’allégorie au foyer : la forêt. Près d’une maison tombée en désuétude, Holly, Michael et Iris font connaissance. Louise gravite autour d’eux, avec la malice et la fragilité des femmes épicuriennes qui portent le poids d’un échec sentimental. Quand on demande à Karen pourquoi elle a accepté ce rôle, elle s’anime : « le personnage de Louise m’émeut. Elle est si drôle. Je choisis toujours de jouer dans des films qui m’amusent ».

Le fard des stars

Sur le tournage, l’attention que Karen Black porte à ses yeux de lynx est saisissante. En dessinant les contours de son œil sur une feuille de papier, afin que la maquilleuse comprenne qu’il s’agit d’un art, elle donne forme à sa vanité : un trait noir, ondulant au-dessus des cils, doit allonger le regard ; de faux cils dissimulent cette courbe qui vient rejoindre une ligne inférieure tracée jusqu’à la pointe extérieure de l’œil ; une ombre noire, inscrite par un fin pinceau trempé dans une eau floutée, donne de la profondeur aux paupières... Son maquillage, masque de star qui a fondu sur le masque de femme, la fige. Karen Black donne l’impression d’être éternelle. Elle entretient son visage comme un trésor inca, restauratrice de sa propre figure mythique. Elle porte les cheveux longs, en cascade sur ses épaules solides de lionne californienne. Les odeurs de poudrier et de Cologne nous rappellent qu’un bout d’Hollywood a voyagé avec elle. Par moments, elle s’inquiète de sa bonne relation avec le réalisateur – éternel badinage entre les artistes et leur muse... Mais Jamie Hook fouette d’autres chats, avec la poigne qui fait de lui l’homme de la situation.

Ensorcelée par Karen, l’équipe technique s’efface quand elle arrive ; moins par servilité, que par curiosité. Elle va prendre des poses de professeur de yoga, chanter « Moon River », modifier le scripte, faire courir costumière et productrice… L’humeur de Karen Black est imprévisible. Mais quand elle décide d’être facétieuse, il lui faut moins d’un quart de seconde pour déclencher le rire en cernant intelligemment l’ironie des situations. Surtout, elle a le plus beau sourire du monde, qui fait qu’on l’aime instantanément, quand elle a décidé d’être aimée.

Un soir, après une semaine de tournage, fatiguée par les prises d’une scène éprouvante, Karen évoque sa rencontre avec un oiseau : « Une nuit, au fond de mon jardin de Los Angeles, un oiseau est venu siffler des chansons. Vous savez, les oiseaux ne chantent pas la nuit. Il était venu pour moi ». Puis, tendrement, elle se met à pleurer. « L’oiseau est mort dans mes mains, j’ai fermé ses yeux ». Un silence se fait. L’énigmatique Karen Black est-elle une éternelle enfant ou une poétesse aux regrets métaphoriques?

vendredi 20 août 2010

Gaspard Ulliel : L'odyssée d'une fossette

Un coup d’œil à la filmographie de Gaspard Ulliel rend silencieux : débuts télévisuels à 13 ans aux côtés de Sandrine Bonnaire, 16 long-métrages depuis, la réplique à Emmanuelle Béart, Isabelle Huppert, Vera Farmiga, de nombreux tournages à l’étranger (« Un barrage contre le Pacifique », « The Vintner’s luck », « Ultimatum »…). Le césarisé meilleur espoir masculin de 2005 appelle, cinq ans plus tard, Scorsese par son petit nom. Ils viennent de tourner, ensemble, le nouveau film publicitaire de Chanel pour le parfum Blue. Et Gus (Van Sant) est un bon ami. A-t-on le droit de fricoter avec les dieux ? L’hybris des Grecs, c’est fini, on peut sortir de sa condition aujourd’hui ?
Voyage d’une terrestre dans le ciel d’Ulliel…


Quatre tournages en un an et une montée des marches à Cannes. Absolument… démiurgique ! « Le film de Bertrand Travernier m’a permis de renouer avec le cinéma d’auteur et j’en avais besoin » confie Gaspard Ulliel. La princesse de Montpensier, en compétition officielle, sera diffusée aux Etats-Unis (le distributeur IFC a acheté les droits). « Les films en costume s’exportent bien » s’amuse-t-il, « c’est pourtant un film très français ».

La publicité pour le nouveau parfum homme de Chanel, dont Gaspard Ulliel est le nouvel ambassadeur, sera diffusée en septembre. Le film publicitaire va faire sensation. Derrière la caméra, le fascinant Martin Scorsese. La bande-son ? Les Stones. Tournage à New-York, par une équipe « incroyablement pro, digne d’un long-métrage, dirigée par le chef opérateur qui a conceptualisé l’image de La leçon de Piano, Stuart Dryburgh ». Ce qui l’a poussé à accepter ? « J’ai décliné toutes les autres offres de maisons de parfum. Mais Chanel et Scorsese, ça ne se refuse pas ». Comment il est, Martin Scorsese ? « Drôle et sympathique. Il écrit tout : storyboard, notes d’intention, mouvements de camera, découpages, tout est carré ! ». Et le spot ? « Le film a une vraie énergie, est très accrocheur, visuellement c’est tout simplement magnifique ».

Les parents de Gaspard Ulliel, stylistes, lui ont communiqué le goût des belles formes. « J’aime bien m’habiller, même si je n’en fais pas une obsession ». En effet, ses apparitions dans le rôle de mannequin semblent à la fois naturelles et fugaces. Le roi de la maroquinerie, Longchamps, avait déjà craqué en 2008 pour les lèvres lippues de l’acteur, son corps rond et musclé qui contrastait à merveille avec l’élégance tendue de la fidèle égérie, Kate Moss. Le making of du shooting au café de flore, romantique à souhait, laisse perplexe : on ne sait plus si on est jaloux d’elle, de lui, des deux, de leurs maquilleuses… En mars 2010, Paolo Roversi le shootait pour le New York Times. Ambiance crooner américain, petite moustache, large trench.

Je l’observe défaire le fil de sa carrière, appliqué, soucieux de bien dater le début du tournant international. Dès Un long dimanche de Fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, tourné en partie aux USA, il tisse des liens avec ce pays, rencontre des agents, voyage. « Le rôle d’Hannibal a boosté ma notoriété en Amérique ». Je l’observe situer les De Van, Blanc, Webber, Jeunet et autres inspirateurs dans l’histoire de sa vie ; comparer ses mentors Otmezguine et Téchiné, au travers d’hommages sincères ; faire le lien entre rencontres fortuites et rencontres professionnelles, s’en amuser. Mon observation chemine vers le constat suivant : voilà un Apollon bien abordable.

Gaspard Ulliel n’est plus le titi mutique des écrans parisiens. Voix rauque d’ « Hannimal », mâchoires carrées, cheveux plaqués en arrière… Le petit Manech façonné par Jeunet a dorénavant l’allure d’un homme – l’homme du genre rital au visage pâle qui peut faire des dégâts au cœur. Sa jeunesse au vitriol, un quart de siècle derrière soi, Gaspard Ulliel pense à la réalisation. Un moyen de renouer avec ses premières amours qui l’avaient poussé à entamer des études de cinéma à l’université de Saint-Denis. Si le temps sert de gouvernail, il étiole aussi la confiance ; avec la maturité, viennent les doutes : « j’y pense, j’écris, mais je ne me sens pas encore prêt ». Gaspard Ulliel se dit trop perfectionniste. Il le dit en souriant et sa fossette prend vie. Fine et nette, tracée à la lame, elle est une marque de nudité qu’il porte comme un bijou.

Le fait qu’il reconnaisse sans ambages de possibles erreurs de parcours lui donne une longueur d’avance : « j’ai voulu toucher à tout, aux films pointus qui donnent du galon et aux films plus grand-public. Je me suis peut-être planté, les gens du métier ne savent plus où me placer. J’ai fait le pari que la notoriété permet ensuite l’exigence dans le choix de films ». Il s’emballe, légèrement : « Il faut bien la gagner cette notoriété ! C’est un équilibre subtil fait de compromis. Maintenant, j’essaie d’avoir plus de rigueur, comme Sean Penn que j’admire pour ses choix assurés et son parcours sans faute. C’est plus facile aux Etats-Unis, les familles cinématographiques sont moins définies, il y a plus de liberté d’action, on est bien moins vite catalogué ».

Je découvre que les dieux de l’olympe peuvent être écorchés. Dans le petit salon aux volutes de velours de l’Hôtel Particulier de Montmartre, une musique douce nous délasse. Il poursuit sur la réalisation : « Je pense produire un scénario original. Si je devais adapter, ce serait de la littérature ancienne, non contemporaine. Je voudrais faire quelque chose d’intime, sur l’humain ».

Derrière le fantasme, derrière le mannequin, le beau-gosse à la bouche gourmande, il existe un homme aux sensibilités aigues et à la passion fouillée. Cinéphile, amoureux de Tarkovski et Bergman, Gaspard Ulliel aimerait tourner avec James Gray et Paul Thomas Anderson, deux cinéastes modernes aux univers forts et aux styles affirmés. Il tire son chapeau devant Leonardo Dicaprio, dont l’intelligence insaisissable lui a permis de se dévêtir des habits de jeune poupon et d’explorer des terres autrement plus variées : « Dicaprio est un modèle générationnel. Il parait qu’il écrit des préfaces de livres d’art contemporain. J’aimerais beaucoup discuter avec lui ». Enfin, il fait la révérence devant la soyeuse Kate Blanchett, dont il est « le premier fan ». Et si Kate le lui demandait, il habiterait aux States ? « Pourquoi pas. New-York me prend par les tripes, il se passe quelque chose dans cette ville. Scorsese rend très bien compte de cette impression dans « After Hours ».
La déité sera new-yorkaise ou ne sera pas !

samedi 29 mai 2010

Fabrice Dupont : itinéraire d’une oreille pure


Fabrice Dupont, c’est le mythe du self-made man à lui seul. Originaire de Clichy, ce fou de musique possède aujourd’hui les studios Flux - temple de l’enregistrement à New York - et remixe l’hymne de la coupe du monde avec Shakira et les stars africaines Freshlyground.

Fabrice Dupont crée son premier label à 16 ans. Il produit en banlieue parisienne des jazzmen locaux, dont l’organiste Emmanuel Bez et le groupe MAM. Exilé à Boston, diplômé de Berklee, il intègre une boite de multimédias, rencontre sa femme et obtient sa carte verte. En 1998, il produit l’album de son groupe : les Honey And The Bees. Ambiance « Rock/Hip-Hop cassé ». En 2000, il pose ses valises dans un 30m2 à Manhattan, dans l’immeuble légendaire où les Stones, les Black Crowes et les Strokes ont enregistré. Good vibes. Les Honey And The Bees, rebaptisés Slant, sortent leur deuxième album en 2002. « Dix ans trop tôt, ou trop tard », confie aujourd’hui un Fab tanné par les exigences de la production musicale. « Le style était à contre-courant ». Qu’importe, sa technique intéresse. Il rencontre Graham Hawthorne, ange-mentor qui lui ouvre les portes du show business. Il mixe des morceaux pour Marc Ronson et décolle pour de bon en 2007 lorsqu’il mixe pour Jennifer Lopez. Il rachète le bail du studio au 154 2nd Street. Depuis, des noms comme Les Nubians ou Bebel Gilberto lui sont rattachés. Et John Hill, producteur de Shakira, vient de lui confier le remix de l’hymne de la coupe du monde – pour le compte de Sony Music Africa. Quand on demande à Fabrice, jeune papa qui n’a pas eu de vacances depuis 5 ans, si le travail est la clé du succès, il sourit. « Le travail et l’oreille candide ».

mardi 13 avril 2010

Philip Frabosilo : taxi-pasteur

Depuis 40 ans, Philip Frabosilo conduit l’un des emblématiques taxis jaunes de New York. Dans un but singulier : sauver des vies.

Les trajets de ce taxi-driver au grand cœur mènent tous les soirs dans ces coins reculés de Brooklyn où les sans-abris se cachent, où les circuits du commerce ne parviennent pas. Le mercredi, c’est en plein cœur de Manhattan que Philip va nourrir les démunis, contre quelques minutes de prêche religieux. Nous l’avons suivi dans cette pérégrination mi-humaniste, mi-évangéliste.
L’ange trapu de Brooklyn
Washington Square, mercredi, 20 heures. Philip Frabosilo chante des extraits de la Bible aux sans-abris venus l’écouter, malgré le vent glacial qui chahute New York. Steve, Stéphanie et John font partie des fidèles auditeurs. Tous ont perdu leur logement. Olga, volontaire à la Times Square Church depuis trois ans, aide Philip à disposer les cartons de pizzas sur les bancs de la place. « Quand il pleut, Philip apporte des parapluies », explique la jeune femme.Qu’il vente ou qu’il pleuve donc, Philip nourrit Greenwich. Tout le monde le connait ici. « Il est notre ange gardien » confie Stéphanie, qui dort sur la ligne orange, la F.
Philip ne passe pas inaperçu. Son allure – petite et trapue – vient contredire un visage rayonnant dont les rides sont de multiples traces de joie. Sa démarche est bondissante, si bien que des ailes semblent être greffées à ses pieds. Ce rassemblement hebdomadaire, qui a lieu depuis 7 ans, n’est chapoté par aucun organisme religieux. Tout chrétien, ou athée, semble être le bienvenu. Philip Frabosilo n’a d’autre chef spirituel que Jésus Christ, qu’il apostrophe dans ses sermons. De quoi choquer l’institution chrétienne. Beaucoup d’Eglises new-yorkaises désavouent la méthode Frabosilo, explique le concerné qui s’en moque. Aucune maison de Dieu n’a su le retenir entre ses murs : « je suis un homme d’action dont la foi s’exprime sur le terrain » déclare-il, « et le seul ecclésiastique avec lequel je m’entende est le pasteur Rose, de la Woodside Community Church, parce qu’il a travaillé avec des gangsters ».

Entre deux chants, Philip alpague joyeusement les passants intrigués : « venez mangez mes frères, personne ne vous mangera ! ».

La méthode Frabosilo

Nous avons rencontré Philip par hasard, avenue Manhattan, un jour où il apportait de la nourriture à des personnes âgés du quartier de Greenpoint, contre quelques vêtements à redistribuer aux sans abris. Ce trajet avait éveillé nos sens. Sur le siège arrière du taxi bigarré se trouvaient un exemplaire de la bible, des photocopies de chants chrétiens, un album photo d’« amis de Jésus », ainsi que 400 baggels aux oignons, une dizaine de boite de pizzas et une canne à pêche, … Pareillement équipé, Philip traçait vers le sud de Brooklyn, vers un parc de Red Hook. « Je préfère arriver avant qu’il ne fasse nuit, pour éviter les ennuis », avait-il expliqué, avant de nous lâcher sur le bitume en refusant d’être payé. « Et demain à l’aube, si vous me cherchez, je serai en train de pêcher au bord de l’Hudson River ! ».

Secouriste ambulant, Philip mène son instruction d’une manière apparemment anarchique, mais en réalité très méthodique. Chaque soir, il passe voir ses fournisseurs, la pizzeria Tusli et l’épicerie Moajour dans Greenpoint, qui depuis 10 ans lui confient leurs invendus. Les pizzas sont placées dans de la glace, dans le coffre, les baggels dans un immense sac. Il en profite au passage pour saluer chaleureusement les habitués du Tusli qui, il y a quelques années, fêtaient dans la pizzeria le décès de la mère de Philip. « Maman était une sainte, elle rêvait que ses amis fassent la fête le jour de son passage vers l’au-delà ; nous avons fait la fête, comme elle le voulait ».

Les lendemains, Philip impose à tous ceux qui mangent ses pizzas de se servir des gants en plastique qu’il distribue. « Je dois faire très attention à l’hygiène ». Avant d’offrir ces vivres, Philip confie des photocopies d’extraits de la bible et de chants qu’il a inventés. La communion est le passage obligé avant le ravitaillement.

« N’allez pas à l’Eglise, soyez l’Eglise »

Le prêche de Philip pourrait passer pour de l’anticléricalisme. « Se contenter d’aller à l’Eglise, ce n’est pas avoir la foi, c’est imiter », philosophe Philip dans un de ses versets. Son incitation à être pleinement chrétien pourrait être perçue comme un ordre de non fréquentation de l’Eglise : « N’allez pas à l’Eglise, soyez l’Eglise ». Mais quand il est interrogé sur son militantisme anticlérical, Philip précise : « nous sommes tous frères, je respecte tous les chrétiens et leurs pratiques religieuses, je dis simplement qu’aller à l’Eglise n’est pas gage de bonne foi et ne suffit pas ».Steve et Stéphanie aiment la proximité que Philip instaure entre Dieu et ses sujets. Stéphanie affirme que Philip l’a réconciliée avec Dieu, qu’elle communique avec lui maintenant. « C’est pour Dieu que je reste en vie » dit-elle. Steve, plus discret, explique que Jésus a un peu remplacé ses parents. « Ils m’ont mis à la porte il y a deux ans, je n’ai pas voulu continuer à vivre dans un abri pour SDF. Je dors dans Washington Square en priant pour que Dieu me protège ».

Steve a 24 ans. Il a vécu trois mois l’année dernière dans l’un des anciens abris de Manhattan délocalisé par Giuliani. L’ancien maire de New York avait , pendant son mandat, entrepris une très controversée purification du quartier touristique de Manhattan, en déplaçant trois refuges pour SDF vers l’excentré et dangereux quartier du Bronx. Steve s’y est fait voler ses affaires et scarifier par une bande… Il a ensuite rejoint Washington Square, où il se sentait plus « en sécurité ».

Le dernier rapport du New York City Department of Homeless Services (25 janvier 2010) montre que 21 501 adultes et 15 787 enfants vivent dans les rues de New York. La solution d’éviction des sans-abris de Bloomberg – un simple allé en avion est payé par le gouvernement à tout SDF attestant avoir de la famille à l’étranger – témoigne du désengagement politique de la gestion des sans-abris. Logiquement, les organisations ou représentants religieux viennent remédier à ce manque. Vers 23 heures, Philip conclut son discours : « l’Amérique est la mère du capitalisme qui isole. Dieu seul peut nous réunir ». Il remballe les paquets vides, aidé d’Olga. « Ouais, c’est le monde entier qui est capitaliste » vocifère John, un peu saoul et affairé à trouver in extremis la dernière part de pizza à la viande.

Sur le retour, en passant le pont de Brooklyn, nous demandons à Philip comment sa vie de couple survit à son insatiable soif d’aider le monde entier. « Je suis rentré tous les soirs de ma vie dormir à la maison, qui peut en dire autant ? »

Que le temps vienne où les coeurs s'éprennent

Loin des Amériques... la mort reprend ses droits. Si Eric Rohmer restera, Maurice Schérer est mort dans les bras de ses proches.
Et nous, ses adoratrices ? Notre insignifiance et, si nous en sommes pourvus, notre décence, devraient nous contraindre au silence. Mais comment ne pas pleurer l’artiste aimé qui disparait ? Comment ne pas se sentir endeuillée par l’annonce irrévocable de la fin d’un art.
Google scande Rohmer est mort ! Ce sont d’abord des souvenirs heureux qui jaillissent. La passion de ma mère, la file d’attente pour « Conte d’été » au cinéma de quartier en 1996, les soirées « Contes moraux » autour d’un verre de vin dans l’arrière pays niçois, les débats agités sur la difficile démocratisation du cinéma d’auteur... Un fil rouge tendu jusqu’au dvd store d’un petit quartier polonais de New York, où le propriétaire cinéphile me glissait la semaine dernière l’air complice « Ma nuit chez Maud ».
Avec Eric Rohmer, s’évapore la marque indélébile de soirées romantiques, un peu seule. Ou celle, au contraire, de moments d’élévation collective autour de notre inanité objectivée par sa caméra. Avec Rohmer, on sentait sa féminité grandir. La jeune fille, objet d’obsession, avait gagné la complicité de l’austère khâgneux.
Eric Rohmer m’a appris le cinéma. Il m’a susurré des évidences de plans, de cadrage, de choix d’acteurs, d’écriture de scénarios. L’intelligence de son point de vue, mi-moqueur mi-laudateur, est celle d’un poète. Un poète discret.
Son cinéma prend le temps d’envelopper les spectateurs de leur réalité, déroulée lentement à l’écran. Une réalité parisienne, bretonne, landaise, toujours intime, faite de mots. Le discours en écho de ses personnages flirte sciemment avec le ridicule. Le ridicule d’un milieu bourgeois enivré d’amourettes que l’artiste connaissait bien. Le ridicule des principes qui empêchent ses personnages de vivre. Empli de modernité et de classicisme, le cinéma de Rohmer est intemporel.
Professeur de lettres, écrivain, critique, rédacteur en chef des Nouveaux Cinémas, initiateur de la Nouvelle Vague, créateur de plus de 25 long métrages… Y’a-t-il une seule montagne qu’Eric Rohmer n’ait pas gravi ? Et le tout sans faire de bruit ; sans répondre à la curiosité des journalistes, sans douter quand Rivette et Godard se partageaient la vedette.
On aime Eric Rohmer ou on le déteste. C’est assez radical. Mais on ne le dévoie pas au fils des ans, parce qu’il est toujours resté lui-même, érotomane prudent, ethnologue du grand écran, conteur de l’errance.
Qu’on lui reproche de ne s’intéresser qu’à un seul univers ? C’est lui rendre hommage. Comme Hitchcock, qu’il admirait tant, Rohmer avait sa signature.Prions pour que, sur ses traces, les cinéastes français s’affranchissent des phénomènes de mode. On applaudit le romantisme bucolique des derniers films d’ambiance de Pascale Ferran et de Jane Campion. Mais ces œuvres, trop marginales, ne rivalisent pas encore avec la pléiade de celui qui écoutait la pluie.