
Les trajets de ce taxi-driver au grand cœur mènent tous les soirs dans ces coins reculés de Brooklyn où les sans-abris se cachent, où les circuits du commerce ne parviennent pas. Le mercredi, c’est en plein cœur de Manhattan que Philip va nourrir les démunis, contre quelques minutes de prêche religieux. Nous l’avons suivi dans cette pérégrination mi-humaniste, mi-évangéliste.
L’ange trapu de Brooklyn
Washington Square, mercredi, 20 heures. Philip Frabosilo chante des extraits de la Bible aux sans-abris venus l’écouter, malgré le vent glacial qui chahute New York. Steve, Stéphanie et John font partie des fidèles auditeurs. Tous ont perdu leur logement. Olga, volontaire à la Times Square Church depuis trois ans, aide Philip à disposer les cartons de pizzas sur les bancs de la place. « Quand il pleut, Philip apporte des parapluies », explique la jeune femme.Qu’il vente ou qu’il pleuve donc, Philip nourrit Greenwich. Tout le monde le connait ici. « Il est notre ange gardien » confie Stéphanie, qui dort sur la ligne orange, la F.
Philip ne passe pas inaperçu. Son allure – petite et trapue – vient contredire un visage rayonnant dont les rides sont de multiples traces de joie. Sa démarche est bondissante, si bien que des ailes semblent être greffées à ses pieds. Ce rassemblement hebdomadaire, qui a lieu depuis 7 ans, n’est chapoté par aucun organisme religieux. Tout chrétien, ou athée, semble être le bienvenu. Philip Frabosilo n’a d’autre chef spirituel que Jésus Christ, qu’il apostrophe dans ses sermons. De quoi choquer l’institution chrétienne. Beaucoup d’Eglises new-yorkaises désavouent la méthode Frabosilo, explique le concerné qui s’en moque. Aucune maison de Dieu n’a su le retenir entre ses murs : « je suis un homme d’action dont la foi s’exprime sur le terrain » déclare-il, « et le seul ecclésiastique avec lequel je m’entende est le pasteur Rose, de la Woodside Community Church, parce qu’il a travaillé avec des gangsters ».
Entre deux chants, Philip alpague joyeusement les passants intrigués : « venez mangez mes frères, personne ne vous mangera ! ».
La méthode Frabosilo
Nous avons rencontré Philip par hasard, avenue Manhattan, un jour où il apportait de la nourriture à des personnes âgés du quartier de Greenpoint, contre quelques vêtements à redistribuer aux sans abris. Ce trajet avait éveillé nos sens. Sur le siège arrière du taxi bigarré se trouvaient un exemplaire de la bible, des photocopies de chants chrétiens, un album photo d’« amis de Jésus », ainsi que 400 baggels aux oignons, une dizaine de boite de pizzas et une canne à pêche, … Pareillement équipé, Philip traçait vers le sud de Brooklyn, vers un parc de Red Hook. « Je préfère arriver avant qu’il ne fasse nuit, pour éviter les ennuis », avait-il expliqué, avant de nous lâcher sur le bitume en refusant d’être payé. « Et demain à l’aube, si vous me cherchez, je serai en train de pêcher au bord de l’Hudson River ! ».
Secouriste ambulant, Philip mène son instruction d’une manière apparemment anarchique, mais en réalité très méthodique. Chaque soir, il passe voir ses fournisseurs, la pizzeria Tusli et l’épicerie Moajour dans Greenpoint, qui depuis 10 ans lui confient leurs invendus. Les pizzas sont placées dans de la glace, dans le coffre, les baggels dans un immense sac. Il en profite au passage pour saluer chaleureusement les habitués du Tusli qui, il y a quelques années, fêtaient dans la pizzeria le décès de la mère de Philip. « Maman était une sainte, elle rêvait que ses amis fassent la fête le jour de son passage vers l’au-delà ; nous avons fait la fête, comme elle le voulait ».
Les lendemains, Philip impose à tous ceux qui mangent ses pizzas de se servir des gants en plastique qu’il distribue. « Je dois faire très attention à l’hygiène ». Avant d’offrir ces vivres, Philip confie des photocopies d’extraits de la bible et de chants qu’il a inventés. La communion est le passage obligé avant le ravitaillement.
« N’allez pas à l’Eglise, soyez l’Eglise »
Le prêche de Philip pourrait passer pour de l’anticléricalisme. « Se contenter d’aller à l’Eglise, ce n’est pas avoir la foi, c’est imiter », philosophe Philip dans un de ses versets. Son incitation à être pleinement chrétien pourrait être perçue comme un ordre de non fréquentation de l’Eglise : « N’allez pas à l’Eglise, soyez l’Eglise ». Mais quand il est interrogé sur son militantisme anticlérical, Philip précise : « nous sommes tous frères, je respecte tous les chrétiens et leurs pratiques religieuses, je dis simplement qu’aller à l’Eglise n’est pas gage de bonne foi et ne suffit pas ».Steve et Stéphanie aiment la proximité que Philip instaure entre Dieu et ses sujets. Stéphanie affirme que Philip l’a réconciliée avec Dieu, qu’elle communique avec lui maintenant. « C’est pour Dieu que je reste en vie » dit-elle. Steve, plus discret, explique que Jésus a un peu remplacé ses parents. « Ils m’ont mis à la porte il y a deux ans, je n’ai pas voulu continuer à vivre dans un abri pour SDF. Je dors dans Washington Square en priant pour que Dieu me protège ».
Steve a 24 ans. Il a vécu trois mois l’année dernière dans l’un des anciens abris de Manhattan délocalisé par Giuliani. L’ancien maire de New York avait , pendant son mandat, entrepris une très controversée purification du quartier touristique de Manhattan, en déplaçant trois refuges pour SDF vers l’excentré et dangereux quartier du Bronx. Steve s’y est fait voler ses affaires et scarifier par une bande… Il a ensuite rejoint Washington Square, où il se sentait plus « en sécurité ».
Le dernier rapport du New York City Department of Homeless Services (25 janvier 2010) montre que 21 501 adultes et 15 787 enfants vivent dans les rues de New York. La solution d’éviction des sans-abris de Bloomberg – un simple allé en avion est payé par le gouvernement à tout SDF attestant avoir de la famille à l’étranger – témoigne du désengagement politique de la gestion des sans-abris. Logiquement, les organisations ou représentants religieux viennent remédier à ce manque. Vers 23 heures, Philip conclut son discours : « l’Amérique est la mère du capitalisme qui isole. Dieu seul peut nous réunir ». Il remballe les paquets vides, aidé d’Olga. « Ouais, c’est le monde entier qui est capitaliste » vocifère John, un peu saoul et affairé à trouver in extremis la dernière part de pizza à la viande.
Sur le retour, en passant le pont de Brooklyn, nous demandons à Philip comment sa vie de couple survit à son insatiable soif d’aider le monde entier. « Je suis rentré tous les soirs de ma vie dormir à la maison, qui peut en dire autant ? »
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