mardi 13 avril 2010

Que le temps vienne où les coeurs s'éprennent

Loin des Amériques... la mort reprend ses droits. Si Eric Rohmer restera, Maurice Schérer est mort dans les bras de ses proches.
Et nous, ses adoratrices ? Notre insignifiance et, si nous en sommes pourvus, notre décence, devraient nous contraindre au silence. Mais comment ne pas pleurer l’artiste aimé qui disparait ? Comment ne pas se sentir endeuillée par l’annonce irrévocable de la fin d’un art.
Google scande Rohmer est mort ! Ce sont d’abord des souvenirs heureux qui jaillissent. La passion de ma mère, la file d’attente pour « Conte d’été » au cinéma de quartier en 1996, les soirées « Contes moraux » autour d’un verre de vin dans l’arrière pays niçois, les débats agités sur la difficile démocratisation du cinéma d’auteur... Un fil rouge tendu jusqu’au dvd store d’un petit quartier polonais de New York, où le propriétaire cinéphile me glissait la semaine dernière l’air complice « Ma nuit chez Maud ».
Avec Eric Rohmer, s’évapore la marque indélébile de soirées romantiques, un peu seule. Ou celle, au contraire, de moments d’élévation collective autour de notre inanité objectivée par sa caméra. Avec Rohmer, on sentait sa féminité grandir. La jeune fille, objet d’obsession, avait gagné la complicité de l’austère khâgneux.
Eric Rohmer m’a appris le cinéma. Il m’a susurré des évidences de plans, de cadrage, de choix d’acteurs, d’écriture de scénarios. L’intelligence de son point de vue, mi-moqueur mi-laudateur, est celle d’un poète. Un poète discret.
Son cinéma prend le temps d’envelopper les spectateurs de leur réalité, déroulée lentement à l’écran. Une réalité parisienne, bretonne, landaise, toujours intime, faite de mots. Le discours en écho de ses personnages flirte sciemment avec le ridicule. Le ridicule d’un milieu bourgeois enivré d’amourettes que l’artiste connaissait bien. Le ridicule des principes qui empêchent ses personnages de vivre. Empli de modernité et de classicisme, le cinéma de Rohmer est intemporel.
Professeur de lettres, écrivain, critique, rédacteur en chef des Nouveaux Cinémas, initiateur de la Nouvelle Vague, créateur de plus de 25 long métrages… Y’a-t-il une seule montagne qu’Eric Rohmer n’ait pas gravi ? Et le tout sans faire de bruit ; sans répondre à la curiosité des journalistes, sans douter quand Rivette et Godard se partageaient la vedette.
On aime Eric Rohmer ou on le déteste. C’est assez radical. Mais on ne le dévoie pas au fils des ans, parce qu’il est toujours resté lui-même, érotomane prudent, ethnologue du grand écran, conteur de l’errance.
Qu’on lui reproche de ne s’intéresser qu’à un seul univers ? C’est lui rendre hommage. Comme Hitchcock, qu’il admirait tant, Rohmer avait sa signature.Prions pour que, sur ses traces, les cinéastes français s’affranchissent des phénomènes de mode. On applaudit le romantisme bucolique des derniers films d’ambiance de Pascale Ferran et de Jane Campion. Mais ces œuvres, trop marginales, ne rivalisent pas encore avec la pléiade de celui qui écoutait la pluie.

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