mardi 13 avril 2010

Le New-Yorkais, espèce saturée

Le New Yorkais est stylé, décalé, étranger, promu, rencardé, pressé, angoissé, impromptu, drogué, déjanté, second degré, bondissant, fumiste, passionné, bigarré, hilarant, déconcerté, bouleversé, de passage, fantaisiste et mélomane. Et oui, le New Yorkais est bel et bien saturé.
Ce constat m’est apparu mardi soir, après une aventure pour le moins épique sur la ligne L et un brassage névrotique de lieux communs au bar le Diamond.
Entre la 1st Avenue et Bedford, le tohu bohu du métro ramenait délicatement les usagers les uns contre les autres. Regroupement involontaire, inconfortable et moite, toléré pour le seul éparpillement qu’il augure. J’exerçais moi-même une légère pression, presque imperceptible, sur l’épaule de ma voisine de droite, debout au cœur de la rame. Nos manteaux de grosse laine se bécotaient subtilement. Le ralentissement du métro rendit la pression du contact plus évidente, bien que tout à fait raisonnable pour des inconnues. Tout au plus l’occasion pour nos mailles laineuses de sortir la langue. Mais cette nouvelle étape dans le rapprochement des corps chauds déclencha le redoutable déclic de saturation chez ma voisine.
La saturation du new yorkais est imprévisible. Elle est l’incontrôlable bascule vers son incivisme refoulé. La belle s’est écartée de moi, a soufflé entre ses dents, m’a foudroyé du regard. Ses tresses hippiesques se sont dressées, furibondes, gendarmesques. Je présentai à l’outragée un net pincement de lèvres, signe entendu d’excuses embarrassées. Trop tard, le vase était plein et j’avais provoqué son débordement. Quelle infamie avais-je commise ! J’en rougissais. Mais comment savoir à l’avance que ce vase-là était prêt pour la vidange ?
Pendant les deux longues minutes qui suivirent l’incident, la jeune femme, portrait craché de Gena Rowlands dans Gloria, irradiante dans son négligé sophistiqué, se débattit intérieurement pour ne pas m’abattre au milieu de la foule. Elle s’agitait, se retournait nerveusement, mesurant son pré carré, s’assurant qu’aucune masse anonyme ne viendrait lui voler le firmament presque éteint de son énergie.
Arrivées à Bedford, portées par la vague séditieuse des évadés de Manhattan, nous fumes propulsées sur le trottoir. Et je la vis disparaitre rapidement au coin de la 7ième , derrière le Thrift Store. Quand l’effleurement de l’autre devient insupportable, à quel degré de misanthropie en sommes-nous ?
Je pris le chemin du Diamond, situé entre Franklin et Meserole. Sarah m’y administrerait un verre de réconfort, servi avec ses mains de bonne mère. Mieux que cela, Sarah me présenta un ancien habitué du bar, tout juste revenu d’un voyage humanitaire au Tibet. Enclin à renouer avec le passé et à fêter son statut de rescapé, John me servit un verre. Quatre portos plus tard, nous débattions chaleureusement. Je suis française, j’aime débattre lorsque je bois.
Je prononçai de longs mots que je ne pensais pas connaitre en anglais, pressée par John-le-tibétain de justifier mon non-engagement humanitaire. « Ne penses-tu pas que prendre position dans un pays dont l’histoire et la culture nous échappe puisse être présomptueux ? Comment hiérarchiser les causes ? Pourquoi le Tibet et pas le Darfour ? ». John se mit à trembler d’énervement, à sautiller sur son siège (j’apprendrais par la suite que John était en phase de redevenir alcoolique). « Vous les Européens, bande de mous, ne nous donnez pas de leçons ! Il faut choisir un combat et le mener à bien, peu importe l’endroit. Putain, merde, tu n’vois pas ce qui se passe au Tibet à la télé, ça te suffit pas ? ».
C’est à ce moment que la vérité se pencha vers moi, depuis l’épaule frémissante de John. La démangeaison capiteuse ressentie par tous les new yorkais, cette énergie exaltante transmise par le sol de Gotham et racontée par tous les cosmopolites du monde – plutôt encouragée, entre nous soit-dit, par une consommation hallucinante de café –, cette palpitation des sens est très certainement la phase qui précède la crise de nerf. Voilà ce que les artistes viennent chercher à New York : les prémisses du craquage, l’énergie du tressaillement. Ne riez pas, la durée moyenne de stationnement du New Yorkais est de trois ans seulement ! Le troc d’appartements, c’est safe ?

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