Encore un jour où enfiler le jean s’avère impossible. Un jean c’est épais, ça pince les poils des jambes mal rasées, ça ne laisse pas respirer la peau entretenue au lait de rose naturel. Je saute dans mon sari en toile de lin indonésien, me calotte d’un chapeau Annie Hall et file dans les rues alanguies de Williamsburg, Brooklyn.
Amis hipsters bonjour, ou plutôt bonne après-midi. Laissez-moi voir comme vous êtes tous bien relax, tous nés comme ca, la marguerite à la bouche dans un bac en faux sable. J’achète un jus de carotte-cèleri et tire vers l’East River Park, épicentre mondial du phénomène bobo.
Les chiens sont de rigueur, le poil laminé par trop de prélasse en appartement, mais la mine rougie par les multiples possibilités qu’offre cette sortie au parc. Des chiens de tous partis, de toutes orientations, de toutes factions, des chiens ambiance Melting Pot. A côté des toutous-rois, trônent les gamins. Emballée dans des linges épais - non lavables en machine – et posée sur une poussette en bois, la nouvelle génération green crachote tranquillement son lait bio caillé.
J’étale mon drap spécial bronzette, déchausse mes tatanes brésiliennes d’homme et m’abandonne au bruit rassurant des conversations humaines. Au loin, se rapproche le vendeur de glace. Bientôt sa musique de pédophile va titiller mes papilles et je serai obligée de lui acheter un cornet. Lieu de socialisation ambulant, le camion de glace réunit les deux principes cardinaux de la consommation américaine : prix élevé et qualité médiocre. Mais qu’importe, manger une glace c’est chill, soyons chill.
A côté de moi, un groupe de jeunes devise sur l’intérêt de se rendre au Rubulad le soir même. Les réticents invoquent le côté has been du lieu. L’underground a ses codes et le renouvellement en flux tendus des lieux de défonce en est un. A tel point qu’un PMU lambda a de bonnes chances d’être investi un beau jour par la faune underground, érigé au rang de spot cultissime pendant un mois, puis délaissé le mois suivant pour les faveurs d’un autre troquet plus paillasse. C’est ainsi que les américains laissent une chance aux débutants. Les moins blasés plaident la beauté de l’innocence des derniers rencardés qui viendront ce soir – honte suprême – pour la première fois faire claquer leurs derbies sur le sol du « Rub ».
C’est qu’à Williamsburg, on est vite un cancre du chill. Moi, par exemple, il y a quelques mois encore je ne recyclais pas mes règles ! Si si, je faisais encore la vieux jeu à gober des tampons tant et plus, à me tartiner de couches culottes obèses, alors que le keeper et sa douce coupelle me tendaient silencieusement les bras. J’ai compris également qu’acheter des légumes chez le légumier est du plus mauvais goût. Il faut se rendre à la source, là où le légume est cultivé. Certains bio-agriculteurs proposent même à l’acheteur, heu à l’usager, de venir cultiver son aubergine soi-même. La décroissance à quatre-pattes, un programme qui aguiche.
Un peu plus loin, sur la bute d’ordinaire réservée aux concerts néo-undergrounds, un autre groupe géant de jeunes dandies se donne en spectacle. Ils ont installé un lecteur de vinyle qui passe de la musique classique, sont tranquillement attablés et guindés dans des accoutrements d’une autre époque. Mais oui, bien sûr, j’ai entendu parler de ce concept – un poil tard comme d’habitude. Ces nostalgiques font revivre les toiles de Manet en organisant, en costumes, des « déjeuners sur l’herbe ». Ils ont même disposé un lit à baldaquin sur la pelouse qui sert de boudoir bucolique. C’est beau à en chialer. Je réprime une giclée de vomi qui remonte. Je pense à ce qui se passe en Tchétchénie. Merde, sois un peu plus chill bon sang. Chill, voilà, comme ca, chiiiiiiiiiiill.
Un ami américain me rejoint. Il fabrique des barreaux de chaises dans un atelier d’artistes à Bushwick. Il est très respecté de ses pairs. Il boit une bière cachée dans un papier marron. La police ne doit pas savoir qu’à 28 ans, il s’envoie une bière light sur le coup des 17h. Je lui demande ce qu’il compte faire plus tard. On ne dit pas « ce soir », mais « plus tard », parce que le temps est un cycle sans finitude.
Il m’invite à un barbecue végétarien dans le quartier juif. Il précise que je devrais me couvrir les bras et la tête. Merde, c’est chill ça ? Je hasarde un : c’est obligatoire ? Non, c’est respectueux de la tradition, c’est tout, m’explique-t-il. Bien sûr, la tradition c’est ancien, c’est vintage, donc c’est bien. Quelle idiote. Je pense à ce moment là à l’utilité d’un manuel du chill. Mais je me dis que si c’est moi qui l’écris, le bouquin aura un train de retard. Je fais part à mon ami de mon idée de manuel et de mon manque de savoir faire. Je lui propose d’être ma source. Il ne comprend pas ce qu’est le chill. Je réexplique. Toujours pas. J’insiste en montrant un papa pied nu qui croque dans un épi de mais au soja et une maman qui fait du yoga en maillot de bain. L’ami finit par lâcher : « si être chill c’est vivre, alors écris un manuel de vie ».
Petit lexique du chill :
Chill : signifie « décontraction » en anglais (chill out = laisse-faire)
Hipsters : nom initialement donné aux amateurs de jazz (au look soigné-négligé) et donné, par extension, aux bobos contemporains.
Rubulad : haut lieu de la night brooklynoise : 338 Flatbush Avenue. La soirée se passe dans un immeuble désaffecté, à l’entrée cachée, où des artistes sous LSD font des improvisations théâtrales au milieu d’une foultitude de danseurs habillés par American Apparel. A ne pas rater : le vendeur de drogue ambulant porte un gilet de sauvetage.
Keeper : réceptacle à menstruations
http://www.keeper.com/
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